Vente Maîtres anciens & du XIX siècle - 22 novembre 2023 /Lot 77 Jean-Honoré Fragonard (1732-1806) Un sacrifice antique, dit Le sacrifice au Minotaure

  • Jean-Honoré FRAGONARD Grasse, 1732 - Paris, 1806 Un sacrifice antique, dit Le sacrifice au Minotaure Toile
  • Jean-Honoré FRAGONARD Grasse, 1732 - Paris, 1806 Un sacrifice antique, dit Le sacrifice au Minotaure Toile
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  • Jean-Honoré FRAGONARD Grasse, 1732 - Paris, 1806 Un sacrifice antique, dit Le sacrifice au Minotaure Toile

Jean-Honoré FRAGONARD Grasse, 1732 - Paris, 1806
Un sacrifice antique, dit Le sacrifice au Minotaure
Toile

Cadre en bois sculpté doré d'époque Louis XV

The sacrifice to the Minotaur, canvas, by J. H. Fragonard
Hauteur : 72 Largeur : 91 cm

Provenance : Peut-être vente anonyme [Cabinet de M***], Paris, Hôtel d'Aligre, Me Hayot de Longpré, 8 juillet 1777, n° 31 ("un sacrifice, esquisse peinte sur toile par H. Fragonard") ;
Peut-être collection Varanchan de Saint Geniès ;
Peut-être sa vente, Paris, 29-30 décembre 1777, n° 15 ("une esquisse légèrement faite : elle représente le sacrifice d'Iphigénie") ;
Collection Hippolyte Walferdin ;
Sa vente, Paris, Hôtel Drouot, Me Escribe, 12-16 avril 1880, n° 17 (acquis par Brame selon Wildenstein) ;
Collection Brame, 1889 ;
Collection Jacques Doucet ;
Sa vente, Paris, Galerie Georges Petit, Mes Lair-Dubreuil et Baudoin, 6 juin 1912, n° 146 (adjugé 360 000 francs) ;
Acquis lors de cette vente Monsieur Watel-Dehaynin ;
Puis par descendance ;
Collection particulière, Paris


Bibliographie : Edmond et Jules de Goncourt, 'L'art du XVIIIe siècle' (3e édition), Paris, 1882, p. 325
Roger Portalis, 'Honoré Fragonard, sa vie et son oeuvre', Paris, 1889, p. 288
Lady Emilia Dilke, 'French painters of the XVIIIth century', Londres, 1899, p. 64, repr. et p. 68
Pierre de Nolhac, 'J. H. Fragonard', Paris, 1906, p. 153-154
Louis Réau, 'Fragonard sa vie et son œuvre', Bruxelles, 1956, p. 148
Georges Wildenstein, 'Les peintures de Fragonard', New York, 1960, n° 217
Jacques Wilhelm, 'Fragonard', manuscrit prêt pour l'impression et non publié, 1960, p. 68
Alexandre Ananoff, 'L'œuvre dessiné de Jean-Honoré Fragonard', t. I, Paris, 1961, p. 173, mentionné dans la notice du n° 417
Gabriele Mandel, 'L'opera completa di Fragonard', Milan, 1972, n° 228
Jean-Pierre Cuzin, 'Jean-Honoré Fragonard', Fribourg, Paris, 1987, p. 282, n° 121
Pierre Rosenberg, 'Fragonard', cat. exp. Paris, 1987-1988, p. 220, fig. 1, mentionné et reproduit dans la notice du n° 107
Pierre Rosenberg, 'Tout l'œuvre peint de Fragonard', Paris, 1989, n° 116
Marie-Anne Dupuy-Vachey, in cat. exp. 'Fragonard: Drawing Triumphant', New York, Metropolitan Museum of Art, 2016, p. 145, fig. 89, mentionné et reproduit dans la notice du n° 38


Commentaire : Œuvres en rapport :
- dessin préparatoire au lavis de bistre, lavis gris et aquarelle sur préparation à la pierre noire
33,5 × 44,2 cm New York, Metropolitan Museum (don Martha L et David T Schiff en 2020, fig.1)
- une première pensée, rapidement ébauchée, toile, 71 x 92 cm, collection particulière (op. cit. Wildenstein, p. 246, n° 218).

Passée entre les mains des plus grands amateurs de peintures françaises du XVIIIe siècle, et restée depuis un siècle dans la même collection, reproduite en couleur pour la première fois, notre toile s'impose comme la plus belle esquisse du XVIIIe siècle, par son ambition, son extraordinaire liberté de touche, tel un tourbillon de couleur d'une virtuosité et d'une fougue unique. En 1765, à trente-trois ans, Fragonard est considéré comme l'espoir du renouveau du "grand genre". Il va pourtant au moment de la réalisation de notre œuvre, faire exploser les codes académiques qui distinguaient strictement dessin, ébauche et tableau achevé, et orienter sa carrière différemment, tel un prélude aux célèbres portraits et figures de fantaisie.

Une Commande royale et un sujet original.

Avec son morceau d'agrément à l'Académie royale 'Le grand prêtre Corésus se sacrifie pour sauver Callirhoé' (Paris, musée du Louvre (fig.2)), Fragonard obtient un grand succès au Salon de 1765 et reçoit les éloges de la critique, notamment de Diderot. Le marquis de Marigny lui commande alors un pendant, destiné à être un carton de tapisserie pour la manufacture des Gobelins, et le laisse libre du sujet1. Le thème du 'Corésus' était tiré de Pausanias et pour son nouveau tableau, Fragonard cherche à se distinguer en proposant un épisode inédit, le moment où l'on tire au sort des jeunes gens d'Athènes, destinés à être offerts en pâture au Minotaure en Crète2. Il s'inspire de la vie de Thésée de Plutarque et de textes de Platon et Virgile qui font également allusion à cette funeste sélection3.
Le groupe des Athéniennes se presse autour d'une urne. Au centre, l'une d'elle, habillée de blanc, a été désignée ; elle laisse échapper le billet de sa main et s'évanouit. Autour d'elle, d'autres jeunes filles implorent, puis à droite, nous découvrons le groupe de leurs familles où certaines observent, d'autres s'inquiètent ou paraissent soulagées. L'une d'entre elles, sauvée, embrasse un de ses parents. On comprend le choix de ce sujet par Fragonard qui laisse libre cours à l'expression des passions humaines, et lui permet de rendre une grande variété d'émotions. Ces critères, au cœur de l'enseignement académique, fondent la définition du "grand genre" et permettent, à cette époque, de juger la qualité d'une peinture d'histoire.
Au premier plan, la mère de la future sacrifiée est accablée, renversée de douleur. A gauche, au-dessous de la statue du dieu Zeus, un prêtre drapé surveille la cérémonie, un autre souffle dans une trompette. Dans les cieux orageux, une figure allégorique, évoquant le destin, tient un trident. A droite au second plan, on discerne le début d'une architecture de colonnades.

Entre peinture d'histoire et figures de fantaisie, entre tradition et modernité.

L'esprit du XVIIIe siècle n'est pas uniquement celui de la frivolité. L'" 'exemplum virtutis' ", le sacrifice de quelques-uns (ici les jeunes athéniens) pour le bien de tous parcourt toute cette partie du siècle, et s'observe notamment dans les œuvres exposées au Salon, celles de Nicolas-Guy Brenet par exemple4, jusqu'aux 'Serment des Horaces' et au 'Leonidas' de David. Il servira de modèle aux héros patriotiques de l'époque révolutionnaire. La peinture baroque italienne et la peinture française académique de son temps offraient à Fragonard de très nombreux modèles de ce type de compositions en plans étagés mettant en scène des membres du clergé antique face à un martyr sous la statue d'une divinité (Restout, Deshays). "Frago" a aussi probablement en mémoire des exemples académiques qu'il transcende comme ceux de Carle Van Loo (fig.3)5. Il connait forcément la 'Mort de Virginie' de Doyen, qui avait rendu son auteur célèbre au Salon de 1759 (esquisse au musée de Rennes, grand format à Parme, Galeria Nazionale (fig.4)). Souvent mentionnée, la passion de Fragonard pour Giovanni Battista Tiepolo s'est précisée lors de son séjour à Venise sur le chemin de son retour d'Italie en 1761, où il était accompagné de l'abbé de Saint-Non. Il possédait d'ailleurs des gravures et des dessins des Tiepolo. Nous percevons cette fascination pour l'œuvre de Tiepolo dans la construction d'un groupe très coloré autour d'une figure centrale vêtue de blanc dont les tableaux du maitre vénitien proposent plusieurs exemples. Les vêtements teintés de rose pourpre et de vert de la jeune femme qui montre la scène, le bras levé, en bas, près de la borne, évoquent les accords de tons audacieux, les " cangianti " ("couleurs changeantes, vibrantes") de Tiepolo, tout comme les touches de jaune citron ou le drapé rouge vif opposé au bleu-vert canard de la mère au-devant de la scène.

Fragonard était un amateur de théâtre et d'opéra averti. Les décors et mises en scènes à transformation des opéras baroques ont probablement été une importante source d'inspiration. Les tragédies de Racine et Lully sont jouées tout au long du siècle. Notre sujet évoque les opéras de Christoph Willibald Gluck, 'Orphée et Eurydice, Iphigénie en Aulide et Iphigénie en Taurride'. Les deux derniers sont créés à Paris et légèrement postérieurs (respectivement 1774 et 1779).

La place de l'esquisse au 18e siècle : "l'Apothéose du geste"

Le paiement du 'Corésus et Callirhoé' ayant duré longtemps, le solde n'arrivant qu'en 1773, soit huit ans après l'achat du tableau par le roi, il semble que Fragonard ait renoncé à dépasser le stade du projet pour son pendant et n'ait jamais commencé la grande toile.
C'est à la période d'exécution de notre tableau, autour de 1765, qu'apparaissent des collectionneurs d'esquisses et qu'un marché pour ce type d'œuvres voit le jour. Les artistes commencent à peindre des esquisses sans avoir l'intention de réaliser un tableau achevé. Les critiques jugent "le feu" des maîtres suscitant ainsi l'intérêt des amateurs. Fragonard mène cette démarche à son paroxysme. Il s'inscrit dans une exacerbation du baroque et de l'art rocaille, comme Gabriel-François Doyen ou François-André Vincent, à contre-courant de la tendance antiquisante néo-classique de Joseph-Marie Vien et qui va s'imposer avec Jacques-Louis David. Alors que chez Rubens ou Tiepolo, la touche des esquisses est nerveuse, celle de Fragonard est toute en fluidité, en virgules colorées, échevelées, utilisant un médium très liquide avec beaucoup d'huile. Notre 'Sacrifice au minotaure' est le premier chef-d'œuvre de l'incroyable série de tableaux présentant cette facture débridée : 'Renaud dans les jardins d'Armide' (musée du Louvre) (fig.5), et son pendant de 'Renaud dans la forêt enchantée (collection particulière') et les figures de fantaisies, exécutées en une heure de temps (celles du Louvre sont datées de 1769). Les profils perdus des jeunes Grecques au centre, avec les yeux et la bouche en grain de riz coloré, leurs jambes galbées et les lacets noués à la cheville, les rubans se retrouvent à l'identiques dans le 'Renaud et Armide' du Louvre. Enfin, le détail des deux figures s'embrassant, à droite, dans sa tendresse, dans son isolement du groupe, préfigure l'inoubliable 'Baiser' de format ovale (vers ou avant 1770, collection particulière).

La vivacité des coups de pinceau, en forme de flammes et de zig-zags, le contraste du clair-obscur, la furia gestuelle, sont autant d'effets auxquels auront recours certains jeunes romantiques puis d'autres artistes tout au long du XIXe siècle, comme Honoré Daumier par exemple.

Les provenances Walferdin et Doucet

Deux des plus célèbres collectionneurs d'art français du XVIIIe siècle ont successivement possédé ce tableau. Hippolyte Walferin (1795-1880) est l'un des premiers redécouvreurs de la peinture de cette époque avec Laurent Laperlier, François Marcille et Louis La Caze, mais contrairement à eux, c'est essentiellement aux œuvres de Fragonard qu'il s'intéresse et dont il possède près de 80 tableaux et 700 ou 800 dessins. Physicien, il participe aux travaux de François Arago et met au point des instruments de mesure, des thermomètres à maxima et minima, un baromètre pour évaluer la profondeur en plongée. Il est l'un des fondateurs de la Société de géologie de France. Libéral, il est élu député de la Haute-Marne, et réédite les œuvres complètes de Diderot, langrois comme lui. Sa donation au musée du Louvre en 1849 de la 'Leçon de musique' marque le début de la réhabilitation de Fragonard qui était tombé dans un oubli total. Il lègue également à ce musée les bustes de Mirabeau et de Diderot par Houdon6.

D'une génération différente, Jacques Doucet (1853-1929) est l'une des figures emblématiques de la Belle époque : il fonde l'une des premières maisons de couture, rue de la Paix, et habille les actrices et les femmes du monde. Enrichi par son commerce, il sélectionne sur quatre décennies des pièces exceptionnelles du XVIIIe siècle, puis se sépare de cet ensemble en 1912. La " vente du siècle " comme la surnommèrent certains contemporains a marqué les esprits avec un record d'adjudications s'élevant pour l'époque à presque quatorze millions de francs, soit environ trois cents millions d'euros aujourd'hui. Désormais Doucet achète les meilleures œuvres des impressionnistes d'abord, puis des " modernes " autour des années 1910, s'intéresse enfin aux avant-gardes, collectionnant des toiles de Van Gogh, du Douanier Rousseau, Modigliani ou les 'Demoiselles d'Avignon' de Picasso. S'entourant de spécialistes historiens d'art, il réunit une incroyable documentation qui est à la base de la bibliothèque qui porte son nom à l'Institut d'Histoire de l'Art (Bibliothèque nationale, site richelieu).

Avant 1912, il conservait ses collections dans son hôtel particulier du 19 rue Spontini (près du bois de Boulogne, Paris dans le XVIe arrondissement). On voit notre tableau accroché au mur ouest du grand salon sur une aquarelle d'Adrien Karbowski (1855-1945) (fig. 6) ainsi que sur une photo d'époque (fig.7)7. Le 'Sacrifice au minotaure' est placé en pendant du 'Songe d'amour du guerrier', lui aussi de Fragonard (Paris, musée du Louvre), aux cotés et en dessous de chefs-d'œuvre de Quentin La Tour, Hubert Robert, Chardin, Goya …

1.Pierre Rosenberg, cat. exp. 'Fragonard', Paris-New York, 1987-1988, p. 220 (il est fait mention de la 'Correspondance' des 5 et 8 août 1765) ; Jean-Pierre Cuzin, 'Jean-Honoré Fragonard. Vie et œuvre. Catalogue complet des peintures', Fribourg, Paris, 1987, p. 89

2.Le Minotaure, un monstre mi-homme, mi-taureau, avait été enfermé dans un labyrinthe par son beau-père Minos, roi légendaire de Crète, et se nourrissait de chair humaine. Tous les neuf ans, Minos ordonnait à Athènes d'envoyer quatorze jeunes hommes et jeunes femmes pour y être sacrifiés. Finalement, Thésée se porta volontaire et tua cette bête tant redoutée.

3. Ce même thème a ensuite été choisi par Pierre Peyron, en 1778 lors de son séjour à Rome (esquisse à Londres, Apsley House, Wellington Museum, Pierre Rosenberg et Udolpho van de Sandt, Pierre Peyron, éd. Arthena, 1983, pp.81-88, fig. 16-21). Un sujet proche est peint par Peytavin (Chambéry, musée des Beaux-Arts), et sera repris au XIXe siècle par Gustave Moreau (Bourg en Bresse, musée de Brou).

4. Marie Fournier 'Nicolas-Guy Brenet' 1728-1792, Paris, Arthena, 2023, pp.107-116.

5. Nous préférons reproduire ici le dessin préparatoire du Metropolitan Museum que le grand tableau de 1757 qui est à Postdam, à Sans Souci, car sa composition est plus proche de notre 'Sacrifice au Minotaure'.Il faudrait encore citer le nom de François Lemoine et son 'Sacrifice d'Iphigénie' de 1728 (collection particulière, esquisse au musée du Louvre, MNR, déposé au musée des Beaux-Arts de Lille), pour les grands prêtres à gauche.

6. Catalogue de l'exposition 'Les Donateurs du Louvre', Musée du Louvre, 1989, p. 342

7.Nous remercions Madame Clara Bonczak, chargée de recherches iconographiques et de provenance à l'Institut national d'Histoire de l'art de nous avoir indiqué ces deux références,
A consulter sur le site : https://karbowsky.inha.fr/DecorsKarbowskyPourDoucet

Estimation 4 000 000 - 6 000 000 €



Vendu 5 714 800 €
* Les résultats sont affichés frais acheteur et taxes compris. Ils sont générés automatiquement et peuvent subir des modifications.

Lot 77

Jean-Honoré Fragonard (1732-1806)
Un sacrifice antique, dit Le sacrifice au Minotaure

Vendu 5 714 800 € [$]

Jean-Honoré FRAGONARD Grasse, 1732 - Paris, 1806
Un sacrifice antique, dit Le sacrifice au Minotaure
Toile

Cadre en bois sculpté doré d'époque Louis XV

The sacrifice to the Minotaur, canvas, by J. H. Fragonard
Hauteur : 72 Largeur : 91 cm

Provenance : Peut-être vente anonyme [Cabinet de M***], Paris, Hôtel d'Aligre, Me Hayot de Longpré, 8 juillet 1777, n° 31 ("un sacrifice, esquisse peinte sur toile par H. Fragonard") ;
Peut-être collection Varanchan de Saint Geniès ;
Peut-être sa vente, Paris, 29-30 décembre 1777, n° 15 ("une esquisse légèrement faite : elle représente le sacrifice d'Iphigénie") ;
Collection Hippolyte Walferdin ;
Sa vente, Paris, Hôtel Drouot, Me Escribe, 12-16 avril 1880, n° 17 (acquis par Brame selon Wildenstein) ;
Collection Brame, 1889 ;
Collection Jacques Doucet ;
Sa vente, Paris, Galerie Georges Petit, Mes Lair-Dubreuil et Baudoin, 6 juin 1912, n° 146 (adjugé 360 000 francs) ;
Acquis lors de cette vente Monsieur Watel-Dehaynin ;
Puis par descendance ;
Collection particulière, Paris


Bibliographie : Edmond et Jules de Goncourt, 'L'art du XVIIIe siècle' (3e édition), Paris, 1882, p. 325
Roger Portalis, 'Honoré Fragonard, sa vie et son oeuvre', Paris, 1889, p. 288
Lady Emilia Dilke, 'French painters of the XVIIIth century', Londres, 1899, p. 64, repr. et p. 68
Pierre de Nolhac, 'J. H. Fragonard', Paris, 1906, p. 153-154
Louis Réau, 'Fragonard sa vie et son œuvre', Bruxelles, 1956, p. 148
Georges Wildenstein, 'Les peintures de Fragonard', New York, 1960, n° 217
Jacques Wilhelm, 'Fragonard', manuscrit prêt pour l'impression et non publié, 1960, p. 68
Alexandre Ananoff, 'L'œuvre dessiné de Jean-Honoré Fragonard', t. I, Paris, 1961, p. 173, mentionné dans la notice du n° 417
Gabriele Mandel, 'L'opera completa di Fragonard', Milan, 1972, n° 228
Jean-Pierre Cuzin, 'Jean-Honoré Fragonard', Fribourg, Paris, 1987, p. 282, n° 121
Pierre Rosenberg, 'Fragonard', cat. exp. Paris, 1987-1988, p. 220, fig. 1, mentionné et reproduit dans la notice du n° 107
Pierre Rosenberg, 'Tout l'œuvre peint de Fragonard', Paris, 1989, n° 116
Marie-Anne Dupuy-Vachey, in cat. exp. 'Fragonard: Drawing Triumphant', New York, Metropolitan Museum of Art, 2016, p. 145, fig. 89, mentionné et reproduit dans la notice du n° 38


Commentaire : Œuvres en rapport :
- dessin préparatoire au lavis de bistre, lavis gris et aquarelle sur préparation à la pierre noire
33,5 × 44,2 cm New York, Metropolitan Museum (don Martha L et David T Schiff en 2020, fig.1)
- une première pensée, rapidement ébauchée, toile, 71 x 92 cm, collection particulière (op. cit. Wildenstein, p. 246, n° 218).

Passée entre les mains des plus grands amateurs de peintures françaises du XVIIIe siècle, et restée depuis un siècle dans la même collection, reproduite en couleur pour la première fois, notre toile s'impose comme la plus belle esquisse du XVIIIe siècle, par son ambition, son extraordinaire liberté de touche, tel un tourbillon de couleur d'une virtuosité et d'une fougue unique. En 1765, à trente-trois ans, Fragonard est considéré comme l'espoir du renouveau du "grand genre". Il va pourtant au moment de la réalisation de notre œuvre, faire exploser les codes académiques qui distinguaient strictement dessin, ébauche et tableau achevé, et orienter sa carrière différemment, tel un prélude aux célèbres portraits et figures de fantaisie.

Une Commande royale et un sujet original.

Avec son morceau d'agrément à l'Académie royale 'Le grand prêtre Corésus se sacrifie pour sauver Callirhoé' (Paris, musée du Louvre (fig.2)), Fragonard obtient un grand succès au Salon de 1765 et reçoit les éloges de la critique, notamment de Diderot. Le marquis de Marigny lui commande alors un pendant, destiné à être un carton de tapisserie pour la manufacture des Gobelins, et le laisse libre du sujet1. Le thème du 'Corésus' était tiré de Pausanias et pour son nouveau tableau, Fragonard cherche à se distinguer en proposant un épisode inédit, le moment où l'on tire au sort des jeunes gens d'Athènes, destinés à être offerts en pâture au Minotaure en Crète2. Il s'inspire de la vie de Thésée de Plutarque et de textes de Platon et Virgile qui font également allusion à cette funeste sélection3.
Le groupe des Athéniennes se presse autour d'une urne. Au centre, l'une d'elle, habillée de blanc, a été désignée ; elle laisse échapper le billet de sa main et s'évanouit. Autour d'elle, d'autres jeunes filles implorent, puis à droite, nous découvrons le groupe de leurs familles où certaines observent, d'autres s'inquiètent ou paraissent soulagées. L'une d'entre elles, sauvée, embrasse un de ses parents. On comprend le choix de ce sujet par Fragonard qui laisse libre cours à l'expression des passions humaines, et lui permet de rendre une grande variété d'émotions. Ces critères, au cœur de l'enseignement académique, fondent la définition du "grand genre" et permettent, à cette époque, de juger la qualité d'une peinture d'histoire.
Au premier plan, la mère de la future sacrifiée est accablée, renversée de douleur. A gauche, au-dessous de la statue du dieu Zeus, un prêtre drapé surveille la cérémonie, un autre souffle dans une trompette. Dans les cieux orageux, une figure allégorique, évoquant le destin, tient un trident. A droite au second plan, on discerne le début d'une architecture de colonnades.

Entre peinture d'histoire et figures de fantaisie, entre tradition et modernité.

L'esprit du XVIIIe siècle n'est pas uniquement celui de la frivolité. L'" 'exemplum virtutis' ", le sacrifice de quelques-uns (ici les jeunes athéniens) pour le bien de tous parcourt toute cette partie du siècle, et s'observe notamment dans les œuvres exposées au Salon, celles de Nicolas-Guy Brenet par exemple4, jusqu'aux 'Serment des Horaces' et au 'Leonidas' de David. Il servira de modèle aux héros patriotiques de l'époque révolutionnaire. La peinture baroque italienne et la peinture française académique de son temps offraient à Fragonard de très nombreux modèles de ce type de compositions en plans étagés mettant en scène des membres du clergé antique face à un martyr sous la statue d'une divinité (Restout, Deshays). "Frago" a aussi probablement en mémoire des exemples académiques qu'il transcende comme ceux de Carle Van Loo (fig.3)5. Il connait forcément la 'Mort de Virginie' de Doyen, qui avait rendu son auteur célèbre au Salon de 1759 (esquisse au musée de Rennes, grand format à Parme, Galeria Nazionale (fig.4)). Souvent mentionnée, la passion de Fragonard pour Giovanni Battista Tiepolo s'est précisée lors de son séjour à Venise sur le chemin de son retour d'Italie en 1761, où il était accompagné de l'abbé de Saint-Non. Il possédait d'ailleurs des gravures et des dessins des Tiepolo. Nous percevons cette fascination pour l'œuvre de Tiepolo dans la construction d'un groupe très coloré autour d'une figure centrale vêtue de blanc dont les tableaux du maitre vénitien proposent plusieurs exemples. Les vêtements teintés de rose pourpre et de vert de la jeune femme qui montre la scène, le bras levé, en bas, près de la borne, évoquent les accords de tons audacieux, les " cangianti " ("couleurs changeantes, vibrantes") de Tiepolo, tout comme les touches de jaune citron ou le drapé rouge vif opposé au bleu-vert canard de la mère au-devant de la scène.

Fragonard était un amateur de théâtre et d'opéra averti. Les décors et mises en scènes à transformation des opéras baroques ont probablement été une importante source d'inspiration. Les tragédies de Racine et Lully sont jouées tout au long du siècle. Notre sujet évoque les opéras de Christoph Willibald Gluck, 'Orphée et Eurydice, Iphigénie en Aulide et Iphigénie en Taurride'. Les deux derniers sont créés à Paris et légèrement postérieurs (respectivement 1774 et 1779).

La place de l'esquisse au 18e siècle : "l'Apothéose du geste"

Le paiement du 'Corésus et Callirhoé' ayant duré longtemps, le solde n'arrivant qu'en 1773, soit huit ans après l'achat du tableau par le roi, il semble que Fragonard ait renoncé à dépasser le stade du projet pour son pendant et n'ait jamais commencé la grande toile.
C'est à la période d'exécution de notre tableau, autour de 1765, qu'apparaissent des collectionneurs d'esquisses et qu'un marché pour ce type d'œuvres voit le jour. Les artistes commencent à peindre des esquisses sans avoir l'intention de réaliser un tableau achevé. Les critiques jugent "le feu" des maîtres suscitant ainsi l'intérêt des amateurs. Fragonard mène cette démarche à son paroxysme. Il s'inscrit dans une exacerbation du baroque et de l'art rocaille, comme Gabriel-François Doyen ou François-André Vincent, à contre-courant de la tendance antiquisante néo-classique de Joseph-Marie Vien et qui va s'imposer avec Jacques-Louis David. Alors que chez Rubens ou Tiepolo, la touche des esquisses est nerveuse, celle de Fragonard est toute en fluidité, en virgules colorées, échevelées, utilisant un médium très liquide avec beaucoup d'huile. Notre 'Sacrifice au minotaure' est le premier chef-d'œuvre de l'incroyable série de tableaux présentant cette facture débridée : 'Renaud dans les jardins d'Armide' (musée du Louvre) (fig.5), et son pendant de 'Renaud dans la forêt enchantée (collection particulière') et les figures de fantaisies, exécutées en une heure de temps (celles du Louvre sont datées de 1769). Les profils perdus des jeunes Grecques au centre, avec les yeux et la bouche en grain de riz coloré, leurs jambes galbées et les lacets noués à la cheville, les rubans se retrouvent à l'identiques dans le 'Renaud et Armide' du Louvre. Enfin, le détail des deux figures s'embrassant, à droite, dans sa tendresse, dans son isolement du groupe, préfigure l'inoubliable 'Baiser' de format ovale (vers ou avant 1770, collection particulière).

La vivacité des coups de pinceau, en forme de flammes et de zig-zags, le contraste du clair-obscur, la furia gestuelle, sont autant d'effets auxquels auront recours certains jeunes romantiques puis d'autres artistes tout au long du XIXe siècle, comme Honoré Daumier par exemple.

Les provenances Walferdin et Doucet

Deux des plus célèbres collectionneurs d'art français du XVIIIe siècle ont successivement possédé ce tableau. Hippolyte Walferin (1795-1880) est l'un des premiers redécouvreurs de la peinture de cette époque avec Laurent Laperlier, François Marcille et Louis La Caze, mais contrairement à eux, c'est essentiellement aux œuvres de Fragonard qu'il s'intéresse et dont il possède près de 80 tableaux et 700 ou 800 dessins. Physicien, il participe aux travaux de François Arago et met au point des instruments de mesure, des thermomètres à maxima et minima, un baromètre pour évaluer la profondeur en plongée. Il est l'un des fondateurs de la Société de géologie de France. Libéral, il est élu député de la Haute-Marne, et réédite les œuvres complètes de Diderot, langrois comme lui. Sa donation au musée du Louvre en 1849 de la 'Leçon de musique' marque le début de la réhabilitation de Fragonard qui était tombé dans un oubli total. Il lègue également à ce musée les bustes de Mirabeau et de Diderot par Houdon6.

D'une génération différente, Jacques Doucet (1853-1929) est l'une des figures emblématiques de la Belle époque : il fonde l'une des premières maisons de couture, rue de la Paix, et habille les actrices et les femmes du monde. Enrichi par son commerce, il sélectionne sur quatre décennies des pièces exceptionnelles du XVIIIe siècle, puis se sépare de cet ensemble en 1912. La " vente du siècle " comme la surnommèrent certains contemporains a marqué les esprits avec un record d'adjudications s'élevant pour l'époque à presque quatorze millions de francs, soit environ trois cents millions d'euros aujourd'hui. Désormais Doucet achète les meilleures œuvres des impressionnistes d'abord, puis des " modernes " autour des années 1910, s'intéresse enfin aux avant-gardes, collectionnant des toiles de Van Gogh, du Douanier Rousseau, Modigliani ou les 'Demoiselles d'Avignon' de Picasso. S'entourant de spécialistes historiens d'art, il réunit une incroyable documentation qui est à la base de la bibliothèque qui porte son nom à l'Institut d'Histoire de l'Art (Bibliothèque nationale, site richelieu).

Avant 1912, il conservait ses collections dans son hôtel particulier du 19 rue Spontini (près du bois de Boulogne, Paris dans le XVIe arrondissement). On voit notre tableau accroché au mur ouest du grand salon sur une aquarelle d'Adrien Karbowski (1855-1945) (fig. 6) ainsi que sur une photo d'époque (fig.7)7. Le 'Sacrifice au minotaure' est placé en pendant du 'Songe d'amour du guerrier', lui aussi de Fragonard (Paris, musée du Louvre), aux cotés et en dessous de chefs-d'œuvre de Quentin La Tour, Hubert Robert, Chardin, Goya …

1.Pierre Rosenberg, cat. exp. 'Fragonard', Paris-New York, 1987-1988, p. 220 (il est fait mention de la 'Correspondance' des 5 et 8 août 1765) ; Jean-Pierre Cuzin, 'Jean-Honoré Fragonard. Vie et œuvre. Catalogue complet des peintures', Fribourg, Paris, 1987, p. 89

2.Le Minotaure, un monstre mi-homme, mi-taureau, avait été enfermé dans un labyrinthe par son beau-père Minos, roi légendaire de Crète, et se nourrissait de chair humaine. Tous les neuf ans, Minos ordonnait à Athènes d'envoyer quatorze jeunes hommes et jeunes femmes pour y être sacrifiés. Finalement, Thésée se porta volontaire et tua cette bête tant redoutée.

3. Ce même thème a ensuite été choisi par Pierre Peyron, en 1778 lors de son séjour à Rome (esquisse à Londres, Apsley House, Wellington Museum, Pierre Rosenberg et Udolpho van de Sandt, Pierre Peyron, éd. Arthena, 1983, pp.81-88, fig. 16-21). Un sujet proche est peint par Peytavin (Chambéry, musée des Beaux-Arts), et sera repris au XIXe siècle par Gustave Moreau (Bourg en Bresse, musée de Brou).

4. Marie Fournier 'Nicolas-Guy Brenet' 1728-1792, Paris, Arthena, 2023, pp.107-116.

5. Nous préférons reproduire ici le dessin préparatoire du Metropolitan Museum que le grand tableau de 1757 qui est à Postdam, à Sans Souci, car sa composition est plus proche de notre 'Sacrifice au Minotaure'.Il faudrait encore citer le nom de François Lemoine et son 'Sacrifice d'Iphigénie' de 1728 (collection particulière, esquisse au musée du Louvre, MNR, déposé au musée des Beaux-Arts de Lille), pour les grands prêtres à gauche.

6. Catalogue de l'exposition 'Les Donateurs du Louvre', Musée du Louvre, 1989, p. 342

7.Nous remercions Madame Clara Bonczak, chargée de recherches iconographiques et de provenance à l'Institut national d'Histoire de l'art de nous avoir indiqué ces deux références,
A consulter sur le site : https://karbowsky.inha.fr/DecorsKarbowskyPourDoucet

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Date : 22 nov. 2023 16:00
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